Pour l’opinion publique, les musulmans sont d’horribles milliardaires du Fouquet’s ou du Claridge qu’il faut flatter, ou de vilains travailleurs immigrés qu’il faut renvoyer chez eux. Parlons sérieusement avec Nadjm-oud-Dine Bammate l’un des grands penseurs de l’Islam aujourd’hui. Il a été, pendant trente ans, au service culturel de l’Unesco. Il est actuellement professeur à l’université de Paris VII, U.e.r. d’ethnologie et auteur de plusieurs films sur la civilisation de l’Islam à la télévision. D’origine caucasienne, sa famille s’établissant en un autre pays musulman de montagnes, il fut d’abord délégué de l’Afghanistan aux Nations-Unies. Auteur de nombreux ouvrages, personnalité musulmane indépendante, il connaît tous les pays de l’Islam, aussi bien que l’Europe et l’Amérique.
O.F. Qu’est-ce que l’Islam aujourd’hui?
N.B. L’Islam n’est pas une religion, du moins au sens occidental, de foi, de croyance personnelle. L’Islam, aujourd’hui, est une force, non seulement religieuse et morale, mais aussi politique, économique, sociale et culturelle. Elle n’est pas une nostalgie de vieillards, nourrie au fond de la conscience, mais un mouvement de revendication des masses. Aujourd’hui, plus de la moitié des musulmans ont moins de 25 ans. Cette allure militante surprend beaucoup d’observateurs en Europe et en Amérique. Mais elle n’est pas essentiellement liée à un fait récent, comme la désillusion dans les idéologies venues d’Occident ou dans le collectivisme venu de l’Est ou dans les nationalismes ou bien à des mouvements d’idées dites « intégristes », d’influences nouvelles dans le monde arabe ou en Iran. Tout au contraire, elle répond à une tendance fondamentale de l’Islam, sunnite comme chiite. La revendication pour l’égalité sociale aussi existe dans l’Islam des débuts. Il ne s’agit donc pas d’un tournant nouveau, mais de réalités profondes exprimées à la fois en dogmes et en sentiments, d’où la violence de l’explosion actuelle qui surprend si souvent.
O.F. Où est l’Islam en France et en Europe ?
N.B. On est frappé par le nombre, la diversité de cette communauté et le jeune âge de la plupart. Le nombre d’abord: il existe, d’après les estimations, 5,5 à 6 millions de Musulmans dont 2,5 à 3 millions de nationalité française en France. La diversité ensuite dans leur origine car les musulmans viennent du monde arabe mais aussi du monde turc, iranien, africain, indien et de tant d’autres. Il existe parmi eux des intellectuels, des convertis bien connus, surtout au mysticisme musulman.
O.F. Qu’en est-il aux U.S.A. ?
N.B. Le mouvement islamique s’y rapproche toujours davantage de l’orthodoxie musulmane. Le changement de nom des « Black Mos-lems » aux « Moslems in America » indique bien cette évolution. Dans les premiers temps, il s’agissait surtout d’une protestation, à base souvent de racisme à rebours, contre un « American way of life » déterminé largement par les W.A.S.P. (White anglo-saxon protestants). Aujourd’hui, les Etats-Unis ne se définissent plus guère par les W.A.S.P., ni par le « melting pot » de moins en moins efficace., La pluralité des cultures s’y affirme. Deux faits me semblent surtout à relever concernant les musulmans noirs en Amérique : d’abord, le phénomène urbain.
Aux Etats-Unis, l’Islam se dissocie du Tiers monde pour devenir une réalité citadine. Il prend solidement pied sur l’asphalte des grandes villes, de New York à Los Angeles et la recherche des sources en Afrique diminue d’autant. Aujourd’hui, l’Islam noir aux U.S.A. parait se choisir américain. Pour l’Islam en général, c’est un signe d’universalité. Il est légitime d’être musulman, citadin et américain.
Seconde réalité : l’organisation. L’Islam des Noirs en Amérique est supérieurement organisé avec ses grandes provinces, celles de la région de New York, de Chicago, de Dallas-Houston, de la Californie, ses magasins, ses œuvres d’entraide.
Je n’oublierai jamais la qualité humaine de leurs visiteurs de prisons. Une autre forme de l’Islam, très vivante et mal connue, se voit actuellement en Chine où j’étais il y a six mois.
O.F. A la suite des élections européennes, ne voit-on pas poindre en France entre autres un surcroît de racisme ?
La « pêche aux voix » des musulmans français en est-elle accrues ?
N.B. La montée du racisme s’est manifestée sans doute à l’occasion des dernières élections. Elle se manifestera encore, hélas de bien des façons, électorales ou violentes. Il ne faut pas lier ce racisme à un phénomène occasionnel, mais aller plus loin. Les « ratonnades » tendent à remplacer d’autres « pogroms ». La différence, subie ou revendiquée, entraîne l’hostilité. Au teint mat ou basané s’ajoutent des rancunes plus ou moins formulées: le chômage, le travail « au noir », le ressentiment pour la guerre d’Algérie, et aussi tout simplement la vengeance : l’ouvrier « bougnoul » paie pour l’émir fastueux dont on subit sans joie les munificences. La différence jadis subie est à présent revendiquée comme identité culturelle. Coupé bien souvent de ses racines et se sentant à l’écart du reste de la communauté française, son présent, le jeune ne sait plus où se placer. La coupure entre les générations ajoute au drame. Le problème est donc moral, social, culturel autant que racial. Quant à la « pêche aux voix », il serait aussi vain de ne le considérer que comme un phénomène conjoncturel, occasionnel. Hors de tout machiavélisme électoral, il faudra bien et de plus en plus apprendre à vivre avec une communauté à la fois française et musulmane. L’Islam apparait des lors non pas comme un ennemi extérieur mais comme une des composantes culturelles de la France. On a rappelé, il y a peu, combien de soldats musulmans sont morts pour la libération de la France.
O.F. Que pensez-vous des médias comme moyens d’expression d’un art islamique moderne ?
N.B. Il n’y a aucune raison de penser que le monde islamique ne saura, là encore, trouver des styles propres. Mais force est de reconnaître que ce n’est encore guère le cas. Nos films oscillent trop souvent entre des clichés exotiques repris à des séries américaines de second ordre, du faux spectaculaire ou encore un vérisme misérabiliste, emprunté lui aussi à la vision d’autrui. Aujourd’hui, on ne nous demande plus de chameliers mais on nous demande toujours des pauvres méritants et tiers-mondistes qui, s’ils se conduisent avec rigueur, sentiment et dignité, pourront accéder au développement, « happy end » après lequel chacun pourra vivre heureux.
J’essaie, pour ma part, avec quelques autres heureusement, de retrouver un style sans parures d’emprunt, quelquefois le rythme du conteur, le vrai, celui de la tradition orale, qui. bat le tambourin avec des doigts secs, et non le conteur levantin complaisant. L’Islam a pensé en images, en signes. Il existe donc les données d’un langage cinématographique. Il existe déjà un roman chez nous, une musique qui n’abdique pas. On a déjà intégré tant de langages et d’apports, grecs, iraniens ou autres, en sciences, en philosophies. Pourquoi pas dans un langage de lumière et d’impressions à la fois vives et fugitives, qui s’adresse à tous, comme d’ailleurs le conteur. Deux exemples pour illustrer ce que je dis là.
L’Andalousie est à la fois un rêve de splendeur pour les Arabes, mais aussi un pays de neige, la Sierra Nevada pour eux. Elle est non pas le midi ni l’ouest fabuleux, mais le nord. J’aimerais voir filmer une pièce d’eau de Grenade, mais comme je l’ai vue, gelée, prise par la glace, en hiver. Sur la pièce d’eau devenue sombre, il y avait une grande zébrure, une craquelure, un « crack-up ». L’image rejoint celle d’un vieux poète arabe andalou qui se demande, à la limite du dur et du fluide, de l’absolu et de l’éphémère, si le marbre s’est fait eau ou l’eau devenue marbre.
On peut l’indiquer à chacun avec une seule image, une vision unique. De même la mort, pour l’Islam, est d’abord un sommeil et une contraction du temps. Pour indiquer, d’un seul signe, qu’lbn Khaldoun par exemple, a perdu ses parents dans la grande peste de Tunis, point n’est besoin de tenter un panoramique sur les pestiférés couverts de plaies. Mais j’aimerais voir les hommes médiévaux dormir simplement et sans aucune blessure, dans leurs boutiques de la médina de Tunis et se réveiller soudain de nos jours, le temps aboli, prendre le tramway ou téléphoner.
Propos recueillis par Omar Foitih